Politis | 21 mars 2024 | Reportage

En Palestine occupée, le mois saint de l’islam cristallise les tensions alors que les Palestiniens font face à de nombreuses restrictions de l’accès au mont du temple et à la mosquée Al-Aqsa. Elles illustrent le régime légal que des organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid.

Il est 7h du matin, le soleil est déjà levé depuis deux heures – comme les grappes de personnes qui se massent sous les murs en béton et les tours de guet grises de Qalandyia. En ce premier vendredi du mois de Ramadan, le tristement célèbre checkpoint qui sépare Jérusalem-Est de la Cisjordanie occupée est pris d’assaut par des fidèles qui souhaitent prier à la mosquée al-Aqsa, lieu le plus saint de l’Islam avec la Mecque et Médine. Devant une barrière gardée par des policiers et soldats israéliens au regard torve, des femmes de tous âges se lamentent et tentent de négocier leur passage. « Jérusalem est notre capitale et la mosquée al-Aqsa notre lieu saint, mais ils ne nous laissent pas rentrer ! », se révolte Amira, 65 ans, qui souhaite garder l’anonymat. Vêtue d’un voile rouge et d’une robe noire, elle affirme venir y prier chaque vendredi de Ramadan depuis des années. « C’est la première fois qu’il y autant de restrictions, c’est totalement discriminatoire », crie-t-elle en direction des garde-frontières. Venue de Naplouse, elle a fait plusieurs heures de route pour contourner les checkpoints sur le chemin – en vain.

Cette année, les critères d’accès pour les Palestiniens de Cisjordanie au Haram el-Sharif, enceinte sur le Mont du Temple qui abrite le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa, sont particulièrement compliqués. Selon les informations rassemblées par Politis, il faut posséder une carte magnétique, habituellement réservée aux travailleurs transfrontaliers, demander une autorisation d’entrée pour tout le mois du Ramadan, mais aussi un permis spécial pour entrer le vendredi… En plus des restrictions d’âge : seulement les enfants de moins de 10 ans, les femmes de plus de 50 ans et les hommes au-dessus de 55 ans sont autorisés à obtenir ces permis. 98% des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza auraient ainsi été formellement empêchés de se rendre à al-Aqsa, a affirmé Mustafa Barghouti, politicien d’opposition en Cisjordanie.

Sous les murs en béton s’ensuit une véritable pagaille. « On veut juste vous aider » crie avec une certaine ironie un soldat israélien, des infirmiers palestiniens sont obligés d’intervenir pour expliquer les règles en vigueur à la foule en colère. « La plupart des femmes n’ont pas la carte magnétique, et ces critères sont particulièrement difficiles à comprendre pour des personnes âgées », soupire un journaliste palestinien en observant la scène. Celles et ceux qui arrivent à franchir la première barrière doivent ensuite passer trois contrôles de sécurité au sein-même du checkpoint de Qalandyia, avec ses caméras « intelligentes » et ses soldats armés jusqu’aux dents, avant de finalement pouvoir prendre un bus pour Jérusalem-Est.

Une prière sous surveillance policière

Peu avant l’heure de la prière de midi, une foule compacte s’engouffre par la Porte de Damas dans les ruelles sinueuses des souks de la vieille ville avant d’accéder à la mosquée al-Aqsa. Les rares Palestiniens venus de Cisjordanie sont rejoints par des milliers d’habitants de Jérusalem-Est : hommes, femmes et enfants affluent devant les échoppes de souvenirs, de pâtisseries et de vêtements pour des dernières courses avant la prière. Hamad, étudiant en architecture de 26 ans, vit dans le quartier voisin de Beit Hanin. « J’espère qu’ils me laisseront passer, inshallah », dit-il. « C’est important pour moi de prier à Al-Aqsa, j’essaie de venir autant que je peux ». Pour les habitants de Jérusalem-Est, pas besoin de permis, mais les jeunes hommes ont l’habitude d’être refoulés arbitrairement. « Je me fais contrôler souvent, et pas que pendant le Ramadan… ils nous font sentir l’humiliation de l’occupation », grince-t-il des dents avant de partir pour la prière.

15 000 policiers et soldats armés de fusils d’assaut ont pris position dans toute la vieille ville de Jérusalem, parfois par petits groupes, parfois établissant de véritables checkpoints. La plupart des croyants passent sans encombre, mais Politis a pu observer de nombreux jeunes hommes subissant des contrôles au faciès. Pas de restriction d’âge pour les habitants de Jérusalem cette fois-ci, alors que la pratique était devenue courante ces dernières années.

La prière commence, les fidèles se prosternent dans un moment de recueillement – et de soulagement collectif. Au total, ce ne sont pas moins de 80 000 musulmans qui ont pu se rendre sur leur lieu saint ce vendredi. Pas de tensions ni d’échauffourées n’ont éclaté, malgré des rumeurs allant jusqu’à annoncer le début d’une troisième intifada. « C’était beau de pouvoir prier en paix, on était si nombreux », se réjouit Adnan, lycéen de 15 ans, venu avec un ami. « Cela prouve qu’on vient vraiment juste pour prier en paix et qu’on n’est pas des terroristes », affirme-t-il. « Mais ils nous provoquent, ils ont confisqué les lanternes et décorations de Ramadan et même mis des amendes à ceux qui en avaient accroché » critique-t-elle, des informations que Politis n’a pas pu vérifier.

« Apartheid » et discriminations entre Palestiniens et Juifs

Des organisations de droit de l’homme ont dénoncé les « provocations » israéliennes récurrentes à l’encontre des musulmans, tout comme les récurrentes fermetures pure et simple du site, les « restrictions arbitraires » et nombreux checkpoints compliquant la vie des Palestiniens, incluant à l’intérieur de Jérusalem-Est. Amnesty International, Human Rights Watch et B’Tselem dénoncent même un « régime d’apartheid » en Cisjordanie : alors que les colons israéliens sont sous juridiction civile israélienne, les Palestiniens y sont soumis au droit martial israélien dans les zones B et C, soit 82% des territoires occupés. Quand les premiers disposent de routes permettant la circulation sans entrave, les autres subissent plus de 700 checkpoints ou routes fermées. « On peut affirmer qu’Israël est un régime colonial avec des pratiques d’apartheid », affirme quant à elle Suhad Bishara, directrice légale de l’organisation palestiniennes des droits de l’homme Adalah.

La complexité des discriminations et des régimes légaux en Israël est faramineuse. « Alors que les citoyens israéliens sont régis par les mêmes lois, on observe des pratiques très différentes selon la religion, la race, l’origine nationale et la classe sociale. Par exemple, il y a de grandes inégalités de logement entre juifs israéliens ashkénazes, séfarades et éthiopiens… puis avec les Palestiniens d’Israël, qui sont des citoyens de seconde zone », explique-t-elle. Les Palestiniens de Jérusalem-Est ont encore un statut différent, lui-même meilleur que celui des Palestiniens de Cisjordanie. « Le pire, c’est pour les Gazaouis, qui n’ont le droit de se rendre si en Israël, ni à Jérusalem, ni en Cisjordanie sans permis », affirme Bishara. Or, depuis le 7 octobre, la plupart des permis sont annulés par Israël – les habitants de Gaza et de Cisjordanie sont effectivement piégés chez eux. « Et ils n’ont plus accès à leur capitale », ajoute-t-elle.

Alors que Jérusalem devait devenir la capitale partagée des deux États palestinien et juif sous mandat de l’ONU, la « Nakba » de 1948 a divisé la ville en deux : l’ouest sous contrôle israélien, et l’est – incluant la vieille ville et ses lieux saints – sous contrôle jordanien. Mais Israel a conquis l’entiereté de la ville trois fois sainte en 1967, avant de l’annexer en 1980, et de l’isoler de la Cisjordanie en construisant le mur de séparation en 2004. Le tout à l’encontre du droit international et de la résolution 478 du Conseil de sécurité de l’ONU.

Politique du fait accompli

En dépit de cette annexation de facto, les prières dans les lieux saints de la ville restaient réservées aux croyants respectifs de chaque religion. Mais dans les dernières années, le gouvernement de Netanyahou et des activistes juifs ultra-orthodoxes tentent de « changer le statu quo en imposant des facts on the ground (un état de fait) », explique Suhad Bishara. « Le gouvernement veut faire en sorte que Jérusalem ne puisse plus jamais devenir la capitale palestinienne », ajoute-t-elle.

En 2018, les États-Unis sous Donald Trump avaient déplacé leur ambassade de Tel Aviv à Jérusalem et reconnu son statut comme capitale unifiée d’Israël, déclenchant une vaste polémique et allant à l’encontre du droit international. En même temps, de plus en plus de juifs ultra-orthodoxes extrémistes ont réussi à entrer dans l’enceinte d’al-Aqsa sous protection de l’armée. Des affrontements violents ont lieu fréquemment depuis avril 2021, culminant avec les assauts de la police à l’intérieur de la mosquée en 2022 et 2023.

Mais le changement démographique et la colonisation reste la meilleure arme d’Israël : 64% des habitants de Jérusalem sont juifs en 2024 contre 59% en 2020. 700 000 colons vivent en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, où 9670 nouveaux logements sont en cours de construction – alors que les expulsions continuent à Cheikh Jarrah, quartier musulman « en état de siège ». Difficile d’envisager la paix dans des conditions pareilles, quand même un Ramadan sans oppression semble bien utopique.

Leave a comment